Radicalisation religieuse: l’Education nationale dérape
Mediapart s'est procuré un stupéfiant document envoyé par l'académie de Poitiers aux chefs d'établissement. Sous couvert de « prévenir la radicalisation » religieuse de jeunes, il manie clichés et préjugés en ciblant les musulmans. Le ministère admet un certain embarras.
La radicalisation religieuse de jeunes Français est, compte tenu de l'actualité, devenue un sujet de préoccupation majeur des pouvoirs publics. Dans le cadre du « plan national de lutte contre la radicalisation » lancé en avril par Bernard Cazeneuve, l’Éducation nationale a décidé de s’atteler au problème avec l’objectif de détecter au plus tôt ces situations. Au vu du stupéfiant document que s’est procuré Mediapart, il n’est pourtant pas certain que le ministère se soit doté des outils adéquats.
Un Powerpoint de 14 pages, intitulé « Prévention de la radicalisation en milieu scolaire » (à lire ici en intégralité), a ainsi été envoyé par courriel à tous les chefs d’établissements de la Vienne. Il le sera bientôt dans toute l’académie de Poitiers. Le document qui porte l’en-tête du ministère de l’Éducation nationale et de l’académie de Poitiers se propose d’apporter à ces cadres des indicateurs pour repérer les situations potentiellement dangereuses.
Si aucune définition ne vient préciser de quelle « radicalisation » on parle, c’est pourtant exclusivement de l’extrémisme musulman qu’il est question tout au long du document. À croire qu’il n’y a pas de radicaux catholiques, juifs ou autres… Et que la radicalisation politique, à l’extrême droite, par exemple, n’intéresse pas l’Éducation nationale.
À la manière d’un petit guide pratique, le Powerpoint offre aux chefs d’établissement une liste de précieux indices pour repérer les élèves en perdition. En tête de ces « signes extérieurs individuels », la « barbe longue non taillée (moustache rasée) » doit mettre la puce à l’oreille, tout comme les « cheveux rasés » et « l’habillement musulman ». Les « jambes couvertes jusqu’à la cheville », le « refus du tatouage » viennent ensuite, juste avant le « cal sur le front » (qui apparaît après des années de pratique assidue chez les musulmans très religieux) ou la « perte de poids liée à des jeûnes fréquents » – à ne pas confondre, la tâche est ardue, avec l’anorexie adolescente. Le document ne dit pas si un seul de ces signes suffit à tirer la sonnette d’alarme ou s’il faut tous les cumuler pour mériter un signalement. Ni ce que devront faire les chefs d’établissement face à des barbus maigrichons non tatoués.
Le document pédagogique rappelle que certains « comportements » doivent inciter à la vigilance. Ainsi « le repli identitaire », la « rhétorique politique » sont particulièrement suspects surtout si l’individu fait référence à « l’injustice en Palestine », ou à certains pays précisément listés :« Tchétchénie, Iraq (sic), Syrie, Égypte ». Marquer un « intérêt pour les débuts de l’Islam » est aussi un signe inquiétant pour l’Éducation nationale. Enfin, bien qu’on imagine assez mal qu’ils le revendiquent, les jeunes qui raconteraient être soumis à une « exposition sélective aux médias (préférences pour les sites webs djihadistes) » sont à surveiller de près.
Le ministère très embarrassé
Le document propose aussi dans la foulée une typologie de la psychologie de ces individus en cours de « basculement ». On trouve ainsi le type « Lancelot » qui « recherche » le « sacrifice », le type « Mère Térésa : départ pour des raisons humanitaires ». Au vu du contexte, on imagine qu’il s’agit des départs vers la Syrie ou l’Irak mais rien ne vient le préciser tant tout dans ce document est frappé au coin du bon sens et du sous-entendu.
Le type « porteur d’eau » relève, note doctement le document, de « la recherche d’appartenance à un groupe » – malheureusement très fréquent chez les adolescents, ce qui peut prêter à confusion –, quand le type « GI » s’apparente plus à la « recherche de l’affrontement et du combat » et semble donc assez proche du type « Zeus » qui est une « volonté de puissance »...
Dans un souci pédagogique, quelques repères historiques sont apportés aux chefs d’établissement. Là encore, le document ne fait pas trop dans le détail. Pour ne pas encombrer la tête des enseignants et des chefs d’établissement, trois grands repères historiques sont proposés comme des éléments de contexte essentiels pour comprendre la radicalisation musulmane. « Fin des années 70 : Révolution islamique en Iran », « Fin des années 90 : Création d’Al Qaida, appel au djihad » et « Dès 2010 : Explosion des conflits au Moyen-Orient ». Les enseignants d’histoire apprécieront cette pénétrante vision historique.
Enfin, pour étayer par des faits précis le phénomène de radicalisation, islamique, l’académie de Poitiers a élaboré un tableau qui recense, sans donner la source des chiffres présentés, le poids du djihadisme français. On apprend ainsi que « 354 » personnes sûrement sont actuellement présentes« sur place » – on ne sait pas où - au « Djihadistan » sans doute, et que « 934 » sont « concernés par le djihad »... Toujours plus éclairant.
Comment et qui a rédigé ce document qui cible exclusivement les musulmans, sans jamais distinguer d'ailleurs ce qui relève de la stricte religiosité ou du dangereux extrémisme ? Renseignement pris auprès du rectorat de Poitiers, pas moins de dix agents de l’équipe mobile de sécurité (EMS) du rectorat ont contribué à son élaboration. Ces équipes chargées d’assurer la sécurité dans les établissements scolaires, et créées en 2009, travaillent en étroite collaboration avec les préfectures. Ce seraient elles, selon Romain Mudrak, chargé de communication de l’académie de Poitiers, qui auraient demandé à ces fonctionnaires de l’éducation nationale, pour moitié d’anciens gendarmes ou policiers, de se saisir de ce sujet.
Comme mentionné à la fin du document, ces fonctionnaires se sont appuyés sur les travaux de la Miviludes (la mission interministérielle de lutte contre les sectes) et sur les analyses du CPDSI (Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam) dirigé par la très médiatique Dounia Bouzar.
Nicolas Bray, chargé de ces questions au cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, confirme qu'une politique de formation des cadres a bien commencé et que des outils sont mis en place en étroite collaboration avec le ministère de l'intérieur. Visiblement très embarrassé par la teneur du document que nous publions, il assure que le cabinet ne l'a pas « à (sa) connaissance visé », et qu'il« manque peut-être de nuances » tout en précisant qu'« un Powerpoint est toujours accompagné de commentaires qui manquent un peu ici ». Sauf que les chefs d'établissement de la Vienne l'ont reçu par courriel et donc sans aucun commentaire, comme nous l'a indiqué le rectorat. Pour lui, la politique de prévention qui est en train de se mettre en place doit « permettre d'aider des jeunes en difficulté et en aucun cas stigmatiser ». Pour le coup, c'est raté.
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